«La technologie, levier de réduction de nos impacts»

Au service de la transition vers une société plus durable, la technologie jouera un rôle essentiel, à condition d'en faire bon usage. Pour les équipes de recherche du List, comme nous l'explique Lucien Hoffmann, directeur scientifique du centre de recherche, il s'agit d'apporter des solutions concrètes. 

Source : PaperJam
Publication date : 07/01/2024

 

Pour un chercheur comme vous, ou pour un centre de recherche technologique comme le List, comment les défis liés à la transition vers une économie ou une société sont-ils pris en compte? 

Ils sont confrontées sont nombreux et impliquent de repenser les modèles de développement, d'aller chercher des gains de performance, pour faire mieux avec moins de ressources. Il est aussi nécessaire d'adapter nos comportements, nos habitudes. L'enjeu est crucial. Pour le monde de la recherche, ces défis constituent des drivers importants. Ils forment un champ d'exploration et d'opportunité, a fortiori au niveau d'un centre de recherche technologique comme le Luxembourg institute of science and technology (List). Nos projets ne relèvent pas de la recherche fondamentale, comme cela peut être le cas à l'Université. Notre mission est de mener des projets de recherche appliquée, d'apporter des solutions à des problématiques concrètes et de concevoir des outils directement déployables. Le résultat de notre travail doit pouvoir être facilement transféré au sein de la société et des entreprises désireuses d'adapter leurs modèles, d'améliorer leur performance, de réduire l'impact environnemental de leurs activités. Dès lors, nos projets de recherche, pour la grande majorité, sont alignés sur ces grands défis sociétaux et environnementaux. 

On sait que la transition à mener est complexe. Quel rôle jouera la technologie pour relever ces défis? 

La technologie jouera un rôle important, bien qu'elle ne constitue pas l'unique réponse aux enjeux actuels et à venir. Autrement dit, nous ne résoudrons pas tout avec la technologie. Il est nécessaire d'adapter nos comportements et, pour cela, de considérer l'ensemble des dimensions de la gestion du changement. De nombreuses technologies vertes, qui contribuent à une utilisation plus rationnelle des ressources ou à l'amélioration de l'efficience énergétique de nos processus, sont aujourd'hui disponibles. Cependant, tant qu'elles ne sont pas mises en œuvre, leur impact positif est nul. L'adoption de l'électromobilité illustre bien cet enjeu. Ce n'est pas le tout d'avoir des voitures électriques. Il faut convaincre les utilisateurs de l'intérêt de les utiliser. La nécessité d'opérer des changements de comportement est cruciale pour l'adoption des nouvelles technologies, mais pas uniquement. Par exemple, nous savons tous que nous devrions manger moins de viande. Or, la consommation d'aliments d'origine animale reste toujours importante. 

Cela résonne avec le discours porté par Bertrand Piccard qui, au travers de la Fondation Solar Impulse, cherche à promouvoir l'adoption des technologies vertes aujourd'hui disponibles, fiables et rentables. Pour lui, si l'on s'en tient au changement climatique, l'adoption de la technologie au service de l'efficience doit nous permettre de parcourir la moitié du chemin ... C'est une hypothèse que vous partagez? 

Oui. D'ailleurs, nous mettons les ressources du List à la disposition de sa fondation, avec laquelle nous collaborons. Dans le cadre de l'appel visant à identifier 1.000 solutions technologiques propres et profitables, nos équipes ont mené des projets d'analyse de l'impact environnemental des solutions soumises à la fondation sur l'ensemble de leur cycle de vie afin de les valider. 

À vos yeux, quelles sont les technologies-clés pour soutenir la transition? 

Je pense que la recherche en solutions technologiques doit s'articuler autour de trois thématiques-clés: le recyclage des déchets et la réutilisation des ressources, le traitement des eaux usées et, enfin, tout ce qui touche au développement des énergies renouvelables. À travers ces enjeux, on touche à l'enjeu climatique, avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre, tout en explorant les moyens de minimiser les sources de pollution et de mieux utiliser les ressources. Un autre sujet prometteur a trait à la production d'hydrogène propre. 

On parle effectivement beaucoup des technologies liées au développement de l'hydrogène vert comme des solutions d'avenir, bien que les défis en la matière soient encore importants. Quelles sont, à vos yeux, les applications les plus pertinentes qui pourraient en découler? 

L'hydrogène peut jouer un rôle très important dans la réalisation de l'objectif de neutralité à l'horizon 2050 que nous poursuivons dans l'Union européenne. L'hydrogène aura notamment un rôle à jouer en tant que levier de stockage de l'énergie, facilitant le développement du renouvelable. Dans certains cas d'utilisation, l'hydrogène peut aussi être envisagé comme une source directe d'énergie, à l'instar d'un combustible. C'est principalement dans l'industrie ou le transport, pour alimenter des engins devant déplacer des charges importantes, que son utilisation s'avérera intéressante. Cela ne concerne pas la mobilité individuelle. 

L'enjeu, finalement, est de parvenir à mettre la technologie au service d'une meilleure utilisation des ressources au regard de nos besoins et usages ... Quelles sont les priorités à ce sujet? 

L'enjeu, c'est de réduire l'impact. C'est ce que l'on peut réaliser à travers les trois piliers-clés que j'ai évoqués. À la poursuite de cet objectif, le champ d'exploration de nouvelles solutions et applications est vaste. L'urgence actuelle réside dans la décarbonation de l'économie. S'il faut optimiser nos besoins en énergie, privilégier le recours à des sources d'énergie propre, il faut aussi considérer d'autres dimensions inhérentes à cet enjeu. Par exemple, on peut envisager les moyens et les solutions qui contribuent à fixer le carbone présent dans l'atmosphère, à le stocker, en vue justement d'amoindrir cet effet de serre. La réduction de l'impact ne concerne pas que le climat, mais aussi la lutte contre la pollution et la préservation de la biodiversité. Cela passe par exemple par le développement de solutions dans le domaine de l'agriculture. 

Quels moyens peuvent être mis en œuvre à ce niveau? 

Il s'agit de promouvoir une agriculture de précision en s'appuyant sur la technologie, comme l'usage de drones pour l'observation des cultures ou encore l'analyse d'images satellites. On peut alors plus efficacement déceler des pathologies au niveau de la végétation ou encore des carences au niveau de certains nutriments comme l'azote. Ces moyens permettent par exemple d'agir de manière ciblée, afin de limiter l'usage des pesticides ou des fertilisants. On y a alors recours uniquement là où cela est requis et quand cela est nécessaire. On peut mieux soutenir la culture, prévenir des maladies tout en préservant les sols, la faune et la flore. On peut aussi éviter de contaminer les nappes phréatiques. In fine, cela représente aussi des gains économiques pour l'agriculteur ou le viticulteur. 

Comment la technologie peut-elle contribuer à une meilleure gestion des déchets? 

À ce niveau, les enjeux sont nombreux et doivent s'envisager à travers l'ensemble du cycle de vie d'un produit ou d'un matériau. Il s'agit, en considérant les usages et les besoins, de réduire la production de déchets. Ensuite, pour les déchets résiduels, il faut promouvoir leur recyclage par la mise en œuvre de techniques et de technologies qui facilitent la récupération et la revalorisation des matériaux. Il s'agit de réduire notre impact sur l'environnement, mais aussi de trouver des moyens de répondre à nos besoins actuels et à venir dans un monde où les ressources ont tendance à se raréfier. 

Considérant l'ensemble de ces enjeux, comment s'articulent les projets menés au List pour y répondre? 

Ces sujets constituent le cœur des préoccupations de nos activités dans le domaine de l'environnement. Mais ils sont aussi abordés dans des projets portés par d'autres domaines, IT ou matériaux. Dans notre approche, à travers ce que nous appelons des lignes d'innovation, nous développons des briques technologiques qui doivent permettre de répondre à ces défis. Dans le domaine de la construction durable, nous travaillons sur un projet visant à améliorer la logistique de chantier. La construction, on le sait, est un émetteur important de gaz à effet de serre. On a pu démontrer que l'optimisation de la logistique de chantiers permettait par exemple de doubler les marges des entreprises, mais aussi de réduire de 40 à 50% les émissions en travaillant sur une minimisation des allées et venues des camions. 

Comment s'opère cette optimisation et comment la technologie y contribue-t-elle? 

Cela peut s'opérer de bien des manières. L'idée principale est qu'un camion qui dépose des matériaux ne reparte pas à vide. Notre contribution réside dans le développement d'outils informatiques qui vont soutenir cette optimisation. Nous sommes en train de créer une spin-off à travers laquelle les acteurs du secteur vont pouvoir accéder à la technologie et à l'expertise que nous avons développées en la matière. Dernier point, cette démarche a aussi des effets bénéfiques au niveau social, dans la mesure où l'amélioration de la logistique permet aussi de réduire les manipulations de matériaux par les opérateurs sur le chantier. Nous y introduisons aussi des technologies d'automatisation. 

Si l'on reste sur la construction, le List ne travaille-t-il pas aussi beaucoup sur les matériaux? 

Si. D'une part, nous menons des projets de recherche facilitant le recours à des matériaux biosourcés. D'autre part, nous travaillons aussi beaucoup sur les enjeux de déconstruction des bâtiments, pour faciliter le recyclage et la réutilisation des ressources. Ces projets, qui mettent en œuvre les principes de l'économie circulaire, doivent contribuer à l'émergence de nouveaux modèles, et même de nouvelles filières. En la matière, les limites rencontrées sont souvent de nature réglementaire plus que technologique. 

Comment cela? 

La réglementation relative à la réutilisation des matériaux récupérés, une fois que ceux-ci sont qualifiés comme déchets, est particulièrement complexe. C'est un des cas pour lesquels le cadre en place constitue un frein. Il est toutefois important de préciser que si la réglementation peut s'avérer contraignante dans certains cas, à de nombreux niveaux, c'est aussi elle qui donne les impulsions nécessaires à la transition. C'est à travers elle que l'on définit de nouveaux standards et de nouvelles exigences. Un autre volet important réside dans la valorisation des biodéchets, dans la transformation de déchets organiques en biogaz ou à d'autres fins, par exemple. On a aussi découvert que le moût de raisin ou encore la pelure des pommes recelaient des molécules bioactives à haute valeur ajoutée. Au lieu d'être considérés comme des déchets, ces produits peuvent trouver de nouvelles applications dans l'industrie cosmétique ou être valorisés en tant que produits fitness. 

Rien ne se perd, tout se transforme. Encore faut-il que cette transformation soit la plus efficiente et pertinente ... 

En effet, il est intéressant de voir que les déchets, de plus en plus, sont considérés comme une ressource. Par le passé, on devait payer pour se débarrasser de certains déchets. Aujourd'hui, certaines entreprises sont prêtes à payer pour obtenir ces déchets et les valoriser. 

Si l'on parle de valorisation de matières organiques, on fait régulièrement état de situations aberrantes. Par exemple, lorsque l'on mobilise des terres de culture pour produire du maïs qui est directement destiné à la production d'énergie via des unités de méthanisation ... N'est-ce pas un non-sens? 

C'est vrai. Ce sont des situations qui se sont multipliées en Allemagne notamment. La disponibilité d'une technologie ne doit pas nous empêcher de faire preuve de bon sens. Le maïs, en monoculture, n'est pas réputé être le plus eco-friendly. Si le développement des stations de biogaz induit des besoins importants, cela peut conduire à ce genre de situation. Pour chaque usage technologique, il y a lieu de considérer son impact environnemental dans sa globalité. On en revient à l'enjeu principal. 

Appréhender cet impact à plus large échelle peut s'avérer complexe. Travaillez-vous aussi sur le développement de modèles et d'approches globales? 

Tout à fait. Nous avons une équipe qui travaille sur l'analyse du cycle de vie des produits, afin de quantifier leur impact environnemental et de chercher à l'optimiser. Ce sont vraiment des sujets intéressants. Cela permet par exemple de mettre en évidence que le recours à un produit biosourcé n'est pas forcément celui qui a le plus faible impact environnemental. En l'occurrence, s'il faut abattre une partie de la forêt amazonienne ou appauvrir des terres de culture pour garantir l'approvisionnement en matière première, on est face à un problème. On l'a vu avec le développement du biodiesel au Brésil, par exemple. Il faut pouvoir dépasser certaines idées reçues, les remettre en question. 

Comment prendre en compte tous ces aspects? 

Il faut se demander si la technologie que l'on développe, dans sa conception et au niveau de sa mise en œuvre, est vraiment durable. Il s'agit de définir, au regard de la connaissance et des technologies disponibles, les cas d'utilisation et les modèles qui généreront effectivement un impact positif. C'est un des atouts du List: nous développons les technologies et les solutions, mais nous avons aussi la capacité et les compétences pour évaluer l'impact environnemental de leur mise en œuvre. L'un des enjeux, pour l'avenir, est d'intégrer ces concepts de durabilité dès la conception d'un produit. 

L'un des défis, nous l'avons évoqué, est d'accélérer l'adoption des technologies soutenant la transition durable. Comment s'assurer de l'adéquation entre les solutions sur lesquelles vous travaillez et les besoins du marché? 

C'est en effet un enjeu majeur. Au-delà d'une compréhension des enjeux et défis sociétaux et environnementaux, nous devons aussi bien comprendre le marché, ses besoins, ses contraintes, afin de nous assurer que les projets que nous menons vont répondre à la préoccupation des acteurs sur le terrain. Nous devons partir des problèmes qu'ils expriment pour leur apporter des solutions. Entre opportunités technologiques et besoins du marché, il y a toujours une équation qu'il faut considérer. On peut toujours développer des solutions. Cependant, si elles sont trop chères, personne n'en voudra. 

Comment faciliter le transfert de l'innovation vers le marché? 

Nous travaillons selon deux approches. Dans certains cas, nous développons une technologie que nous avons identifiée comme pertinente, avec la volonté de l'amener sur le marché. À cette fin, nous opérons souvent au travers de la création d'une spinoff, dont la mission sera de commercialiser la technologie et de la faire évoluer. Nous pouvons aussi directement octroyer une licence d'utilisation de la technologie. Dans d'autres cas, des acteurs nous approchent avec une problématique ou un projet afin qu'on les aide à développer une solution. 

La transition climatique implique une action urgente. La recherche, elle, s'inscrit dans le temps long. Cette situation n'est-elle pas source de tiraillement dans le chef du chercheur? 

Parce que nous travaillons dans la recherche appliquée, nous pouvons, dans beaucoup de cas, rapidement générer des impacts positifs. Nous travaillons directement sur la technologie pour la mettre au service de la société. Nous ne partons pas de rien. Nous mettons en œuvre des démonstrateurs, effectuons des études de faisabilité en conditions réelles et amenons directement les solutions sur le marché. C'est le passage du laboratoire - au sein duquel on a une solution fonctionnelle - à son déploiement effectif en production qui prend le plus de temps. Si l'on est dans le monde du software, cela peut s'avérer encore plus rapide. Cela prend plus de temps si l'on parle de technologiè hardware, à une échelle industrielle. 

Sébastien Lambotte

 

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