Une empreinte carbone marquée par le pouvoir d’achat

Le Luxembourg pourra-t-il atteindre la neutralité carbone d’ici 2050? Une équipe de scientifiques du List a établi un scénario de décarbonation pour le pays, secteur par secteur. Un rapport holistique qui souligne combien le niveau de vie record du pays pèse sur son impact CO2.

Source : paperjam.lu
Publication date : 05/11/2022

 

Résoudre l’équation impérieuse de la neutralité carbone en 2050 passe par une indispensable compréhension des données de base. C’est justement l’objet du travail mené par une équipe multidisciplinaire encadrée par le professeur Florian Hertweck, de l’Université du Luxembourg, impliquant les scientifiques du Luxembourg Institute of Science and Technology (List). Un travail qui prend la forme d’un scénario holistique, englobant tous les secteurs et comportements, de la mobilité au bâtiment en passant par l’urbanisme, le régime alimentaire, l’agriculture ou encore la consommation de biens. 

Une série d’indicateurs qui doivent aussi permettre d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris, à savoir limiter le réchauffement climatique à un niveau inférieur à 2 °C, voire à 1,5 °C, par rapport aux niveaux préindustriels. Le Luxembourg y contribue à travers sa loi climat, adoptée en décembre 2020, qui vise 55% de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et l’objectif de neutralité carbone en 2050. 

Or l’établissement de l’état des lieux ne fut pas une mince affaire: «Il y a plus de travail au Luxembourg que pour n’importe quel autre pays», estime Thomas Gibon, chercheur au List en charge, avec Claudia Hitaj, de calculer l’empreinte carbone de chaque mesure visant à réduire les émissions de CO2, et de coordonner l’ensemble. La difficulté étant que «le Luxembourg est un petit pays très connecté à ses voisins, ce qui provoque beaucoup d’effets de bord». On comprend le phénomène à la lecture des études internationales qui situent toujours le Grand-­Duché, avec le Qatar et quelques pays du Moyen-Orient, parmi les pays où les émissions par personne sont les plus élevées au monde.

Pour bien prendre en compte les spécificités locales, il s’agit donc de distinguer les émissions dues aux résidents de celles provenant du tourisme à la pompe ou de l’activité des frontaliers, qui travaillent et consomment la journée et repartent le soir. «Au lieu d’avoir les 20 tonnes de CO2 par personne et par an des statistiques internationales, on en obtient environ 15,5 – ce qui est déjà beaucoup», constate Thomas Gibon. En comparaison, la France est à 10 tonnes, ­l’Allemagne à 13 et la Belgique à près de 15.

Ce niveau élevé est lié à de nombreux facteurs, mais ils convergent vers un dénominateur commun: la richesse du pays. «Si l’on doit trouver un coupable à notre empreinte si élevée, c’est notre pouvoir d’achat, pointe Thomas Gibon. La corrélation entre niveau de vie et empreinte carbone a été prouvée maintes et maintes fois: de fait, plus on est riche, plus on a une grande maison, un grand nombre de voitures, une alimentation carbonée, plus on achète de produits de consommation, de voyages en avion, de meubles, de vêtements ou d’articles de sport.»

Ce que l’on retrouve de la même façon au niveau des services publics: «La défense, l’école, la santé, la police, les pompiers, toute l’infrastructure de l’urbanisme public, cela implique un coût carbone à allouer à chaque résident. Or c’est aussi le fruit d’une société riche, qui prend soin de ses citoyens», constate le chercheur.

Un scénario démographique à préciser

Il s’agissait, pour les scientifiques du List, d’identifier les postes d’émissions de gaz à effet de serre les plus importants, pour pouvoir par la suite proposer les solutions adéquates. Ces dernières ont été présentées sous forme de trois rapports publiés entre 2021 et 2022, le tout en réponse à la consultation Luxembourg in Transition initiée par les ministères de l’Énergie et de l’Aménagement du territoire, pilotés par le ministre Claude Turmes (déi Gréng), pour imaginer le futur du pays.

Pour réduire l’empreinte du pays de 15,5 tonnes de CO2 par personne par an à 1,6 – soit une diminution d’environ 90% –, le rapport présente, outre une panoplie de solutions, un scénario d’ensemble cohérent, qui implique de manière générale une refonte de l’aménagement du territoire et des modes de vie. Avec un préalable: aucune artificialisation des sols supplémentaire pour construire des logements. Autre condition sine qua non: revoir la démographie à la baisse par rapport aux projections officielles. Si le Statec prévoit plus de 920.000 résidents en 2050, le scénario du List limite la hausse de la population à 750.000 habitants – avec un transfert des 170.000 personnes restantes vers les pays voisins, en particulier la France.

Le rapport du List confirme que la mobilité représente le premier poste d’émissions de gaz à effet de serre du pays, avec près de trois tonnes de CO2 par personne et par an pour la seule partie automobile, auxquelles s’ajoutent les émissions de l’aviation et des transports publics. Un tel niveau s’explique par quelques «records»: «700 voitures pour 1.000 habitants, cela représente le taux de possession de voitures le plus élevé en Europe. Et nous achetons des voitures neuves plus grosses que la moyenne, qui émettent le plus de CO2 par kilomètre», explique Thomas Gibon. Sans compter un taux d’occupation bas, de 1,2 personne par voiture. «C’est ce qu’on appelle l’autosolisme: si vous observez l’A3 à 7h du matin, les voitures ne sont remplies que d’une seule personne», constate le chercheur.

Concernant ce premier poste d’émissions, dont la décarbonation a par ailleurs été engagée – l’empreinte est passée de 7,2 millions de tonnes de CO2 en 2005 à 4,8 en 2020 –, il convient de redoubler d’efforts pour réduire ce «point noir». Différents objectifs se combinent pour les voitures: diminuer de moitié la taille du parc automobile national; augmenter le taux d’occupation de 1,2 à 1,6, notamment grâce à un recours accru au covoiturage; favoriser les transports publics et la mobilité douce; et faire aboutir l’électrification presque complète du parc automobile d’ici 2050. À cela s’ajoute une réduction du recours aux trajets aériens de 90%: si une alternative de moins de cinq heures existe, le train serait à privilégier, et il s’agirait de se limiter à un trajet en avion tous les deux ans. Enfin, un effort plus conséquent du gouvernement est nécessaire en vue d’aligner le niveau des taxes sur les carburants par rapport à celui de ses voisins.

Focus sur le chauffage des logements

Deuxième poste d’émissions: le bâtiment (3 tonnes de CO2 par personne par an). Avec, là aussi, quelques spécificités qui expliquent une empreinte carbone plus lourde: les logements luxembourgeois se classent parmi les plus grandes surfaces en Europe. Et l’énergie pour chauffer ces dernières est constituée de la part la plus importante en hydrocarbures (près de 80% de mazout ou de gaz pour 20% d’électricité).

La décarbonation de ce secteur devra quant à lui suivre trois chemins. Tout d’abord, la décarbonation rapide du chauffage. «La priorité est de baisser le fioul, qui émet le plus de CO2, précise Thomas Gibon. Le gaz peut rester une énergie de transition. Mais, en 2050, il faut absolument s’en débarrasser et installer des pompes à chaleur et du chauffage électrique.»

Il faudra aussi diminuer la surface des logements, avec l’objectif de passer de 53 m² par personne à 35 m² – ce qui rend mécaniquement le chauffage plus efficace. «Le modèle actuel, c’est le pavillon unifamilial, la maison avec jardin, rappelle Thomas Gibon. Or, il faut être honnête: s’il y a 600.000 habitants avec deux ou trois personnes par foyer, on ne peut pas avoir une maison de ce type par foyer. Il faut donc privilégier les bâtiments multifamiliaux.» Reste à améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments – ce qui est en cours. «C’est quelque chose qui est très poussé au Luxembourg. Depuis 2021, les bâtiments doivent consommer moins de 20 kWh par m² par an, ce qui rend les nouvelles constructions très efficaces énergétiquement», assure le chercheur.

La «ville du quart d’heure»

Des mesures transversales combinant à la fois mobilité et logement, et impliquant une nouvelle vision de l’urbanisme, émergent en parallèle. C’est le cas du concept de la «ville du quart d’heure», où commerces, bureaux et logements sont concentrés dans une zone où tout est accessible dans ce laps de temps. «L’idée est de faire l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui. Car que ce soit à pied, à vélo ou en transport, ce quart d’heure, on ne l’a pas, explique Thomas Gibon. Regardez la rue de l’Alzette à Esch-sur-Alzette: elle se vide au bénéfice de la zone commerciale de Foetz. Il faut freiner ce phénomène et même revenir en arrière, afin de retrouver des commerces de proximité, des centres-villes piétonnisés, quelque chose qui ressemble à ce qu’on avait il y a 50 ans, avec un kilomètre à pied maximum pour aller faire ses courses. La ville du quart d’heure, on l’avait par le passé, et c’est cela qu’il faut retrouver.»

Dans cette perspective, pour rendre commerces et transports publics plus efficaces, l’intensification du logement est aussi nécessaire, avec réduction des surfaces habitables et surélévation des bâtiments afin de densifier les villes.

Les entreprises ont aussi leur rôle à jouer pour réduire l’empreinte des trajets domicile-­travail. Le télétravail partiel est la première et la plus efficace de ces mesures. Et si celui-ci est impossible à adopter, en cas de réelle nécessité de se déplacer, une panoplie de solutions déjà mentionnées existent: transports en commun, électromobilité, covoiturage. Ainsi que la multiplication des espaces de coworking à la frontière. «Cela permettrait à des gens qui habitent Metz de se rendre à Bettembourg plutôt que d’aller jusqu’à Luxembourg-ville», explique Thomas Gibon. Certains s’y sont d’ailleurs déjà mis: en plus d’un seul jour de présentiel par semaine exigé, PwC fait ainsi office d’exemple en passant à sept bureaux satellites d’ici à la fin 2022, tous situés à proximité de la frontière, ce qui permettra à plus de 10% du personnel de travailler à distance du site principal de la Cloche d’Or (voir l’édition d’avril 2022 de notre magazine, ndlr).

Vers un changement dans les assiettes

Vient ensuite la consommation de produits alimentaires (2,4 tonnes), caractérisée par une consommation de viande de bœuf très élevée, à raison de 26 kg par personne par an. Et, du fait d’un secteur agricole concentré sur la production de viande et de lait (2% des surfaces sont réservées aux légumes), le pays recourt à une importation massive des autres produits alimentaires, comme les fruits et légumes. Restent la consommation de biens en tout genre (1,8 tonne) ainsi que les émissions issues des services publics (2,3 tonnes).

Pour diminuer l’impact de notre assiette, un changement de régime est nécessaire. «Nous ne demandons à personne de devenir végan du jour au lendemain, assure cependant Thomas Gibon. Mais le Luxembourg part d’assez haut, donc même le fait de ne manger de la viande qu’un ou deux jours par semaine est un très bon début pour ceux qui en mangent tous les jours. Pour les gens qui en mangent moins, il faudrait réduire cela à un jour par semaine. Le tout en achetant de la viande locale de qualité.» Pour atteindre la neutralité carbone, le rapport propose un régime «flexitarien» – végétarien six jours par semaine et omnivore une journée. En complétant cela par un effort drastique pour éviter le gaspillage alimentaire, afin de le diminuer d’un taux actuel de 25% à seulement 5%.

L’avantage de ces mesures dites «comportementales» est qu’elles ne nécessitent pas d’infrastructures ou de réglementations, mais qu’elles font seulement appel à la bonne volonté du citoyen, et qu’elles peuvent ainsi être efficaces immédiatement. Le schéma est le même pour la consommation de biens qui doit, selon le rapport du List, diminuer de 88%. Ce qui implique déjà de doubler la durée de vie des produits, en incitant le consommateur à réparer plutôt qu’à acheter. Mais aussi d’encourager les entreprises à modifier leur approche. Des garanties plus longues pourraient être très efficaces: «Il faut que les entreprises proposent des garanties qui ne soient plus de deux ans, mais de trois, voire quatre ou cinq ans. C’est quelque chose que la loi peut imposer très facilement», assure Thomas Gibon. Le marché de l’occasion ou le modèle de la location plutôt que celui de la propriété sont aussi des options pour augmenter la durée de vie utile d’un produit.

«Après, cela touche à des choses très personnelles: le matérialisme est à notre époque un indicateur social fort, reconnaît Thomas Gibon. Deux gros­ses voitures, une grande maison, une belle cuisine, c’est ce que les gens veulent parce que sont des marqueurs sociaux. Il faut aussi changer cela: que cela devienne plus cool d’avoir un vélo cargo plutôt qu’un SUV, de savoir réparer des objets plutôt que d’en acheter de nouveaux. Mais ce sont des phénomènes de mode qui risquent de prendre du temps à faire évoluer.»

Puits vs gisements de carbone

À toutes ces mesures de réduction des émissions s’ajoute la nécessité d’augmenter la capacité du pays à stocker le carbone, indispensable pour éradiquer la tonne et demie de CO2 par habitant et par an qui subsistera à l’échéance de 2050. «À l’heure actuelle, pour séquestrer tout le carbone du Luxembourg, il faudrait que la forêt couvre l’équivalent de huit fois l’étendue du pays, prévient Thomas Gibon. Mais beaucoup de choses peuvent être faites en réhabilitant les haies et en reboisant l’espace en bordure de rivière», précise-t-il. En outre, «il est nécessaire de ne plus empiéter sur les espaces arables et naturels. Et de faire en sorte que les pâturages deviennent des puits de carbone plutôt que des gisements de carbone. Cela va de pair avec la réforme de l’agriculture. Avec tout cela, il serait possible de séquestrer notre tonne et demie de dioxyde de carbone par habitant.»

L’ensemble de ces mesures de décarbonation a l’avantage de présenter un scénario cohérent menant vers l’objectif souhaité. Mais, devant l’ampleur des moyens à mettre en œuvre, une question demeure: cette ambition reste-t-elle réalisable dans le temps imparti?

«Cela relève peut-être plus de l’expérience de pensée que du plan réaliste», admet Thomas Gibon, qui reste très sceptique sur notre capacité à limiter le réchauffement à 1,5 °C du fait d’une forte inertie au niveau mondial. Mais cela ne doit pas être décourageant pour autant: «Pour l’instant, nos trajectoires s’alignent sur un réchauffement allant de 2,7 à 3 degrés. Donc chaque tonne de CO2 non émise est bonne à prendre», estime-t-il. Et le problème reste graduel: «1,5 degré, c’est ce qu’il faut faire si nous voulons réduire au maximum les risques de catastrophes, ce n’est pas une limite au-delà de laquelle tout bascule, assure Thomas Gibon. Pendant le chemin qui reste à parcourir, si nous mettons en place la moitié de ces mesures, il y aura déjà de quoi être satisfait. Et si davantage sont adoptées, ce sera encore mieux.» 

Face à la crise climatique, le pessimisme démobilisateur n’est pas de rigueur. Chaque acteur – gouvernement, entreprise, citoyen – devra garder cela à l’esprit afin de trouver les ressources pour se mobiliser.

Pierre Pailler

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