Suivre une goutte d’eau pour comprendre l’impact du changement climatique

L’accord de Paris signé en 2015 et plus récemment la COP 26, ont mis en lumière l’urgence d’agir face au changement climatique. Acteurs scientifiques, politiques et citoyens se mobilisent désormais pour essayer d’enrayer le phénomène. À l’échelle du Luxembourg, des études et des actions sont déjà engagées depuis des années sur différentes problématiques. Laurent Pfister, hydrologue au sein de l'Institut luxembourgeois des sciences et des technologies (LIST), étudie, analyse et modélise, avec son équipe de recherche, les flux de l’eau afin notamment d’apporter des réponses ou de résoudre les problèmes liés à la surexploitation de l’eau, à sa pollution, ou affectant son cycle pour aider à lutter contre les bouleversements technologiques et naturels dont elle est victime.

Source : Merkur
Date de publication : 11/03/2022

 

Vous travaillez au sein du LIST sur les questions d’hydrologie. Pouvez-vous nous expliquer votre parcours, et les grandes lignes de vos travaux, qui ont par ailleurs été récompensés par un FNR Award. En quoi consistent-ils ?

Je travaille sur de multiples questions liées à l’hydrologie depuis plus de 20 ans maintenant. Tout a commencé avec les grandes inondations de 1993 et 1995, lorsque d’innombrables rivières ont atteint des niveaux d’eau inégalés depuis plusieurs générations à travers une large part de l’Europe et notamment au Luxembourg. A l’époque, ces événements étaient perçus par certains comme les prémisses d’un changement climatique. Il s’est trouvé que le gouvernement  luxembourgeois a alors lancé un appel à idées pour essayer d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations. Grâce à des bourses de formation-recherche que le gouvernement a octroyé suite à cet appel, j’ai pu bénéficier d’un financement pour réaliser ma thèse de doctorat en hydrologie. À cette époque, j’étais le seul à travailler sur la thématique des inondations au sein de ce qui était l’ancêtre du LIST (le LIST est issu de la fusion du Centre de recherche public Henri-Tudor et du Centre de recherche public Gabriel-Lippmann, ndlr). Au fil des années, nous avons réussi à décrocher des contrats, par exemple avec la Protection civile, des administrations ou des ministères, pour financer la poursuite de nos travaux et étoffer progressivement les domaines d’études. Une dynamique a ainsi été lancée, avec des projets de plus en plus diversifiés et complexes. Nous avons pu commencer à travailler avec des images satellites, ce qui nous a permis d’accéder à des données hydrologiques et hydrauliques aux résolutions spatiales et temporelles inégalées. En parallèle, nous avons suivi une stratégie de déploiement d’un réseau d’observation de variables hydro-météorologiques – réseau qui atteint aujourd’hui une densité rare en Europe et au-delà. Ce dernier a d’ailleurs été à l’origine de multiples partenariats de recherche internationaux, ciblant le fonctionnement des hydrosystèmes et leur réponse face au changement climatique. A noter qu’aujourd’hui, près de 60 collaborateurs sont à l’oeuvre afin de faire avancer la recherche, d’une part, et d’aider nos partenaires publics et privés dans leur quête de solutions innovantes pour une gestion plus durable des ressources naturelles, d’autre part.

Ressource indispensable pour l’environnement et tout être-vivant, l’eau parcourt des chemins souvent méconnus. Comment et pourquoi ces connaissances peuvent-elles être utiles ?

Pour décrire nos travaux de recherche, nous pouvons recourir à deux concepts fondamentaux qui ont trait à l’origine spatiale et temporelle de l’eau. Ainsi, toute l’eau qui s’écoule dans une rivière a un historique plus ou moins long et complexe. Comprendre cet historique revient à étudier l’origine géographique, les chemins parcourus, ainsi que l’âge de cette eau – ce dernier correspondant au temps qui s’est écoulé entre un épisode de pluie et l’arrivée de cette eau dans une rivière. Plus l’endroit où la pluie a atteint le sol est éloigné de la rivière, plus les chemins parcourus par l’eau de pluie seront longs et par conséquent plus cette eau sera ‘ancienne’ ou ‘vieille’ à son arrivée dans le cours d’eau. Dans certains cas, l’âge des eaux souterraines peut atteindre des décennies, des siècles, voire des millénaires – ce qui rend ces ressources d’autant plus vulnérables face à toute surexploitation ou contamination accidentelle par des activités humaines. Par ailleurs, une meilleure connaissance de l’origine spatiale et temporelle de l’eau permet de mieux quantifier les ressources en eau et donc d’évaluer leur sensibilité par rapport à des périodes de sécheresse prolongées ou à répétition, notamment dans l’optique du changement climatique.

Y-a-t-il d’éventuelles relations entre les parties prenantes du pays (gouvernement / assurances / entreprises ?) et vos travaux ?

Au fil des années, nous avons pu conclure de nombreux partenariats avec divers acteurs, publics ou privés. Les différents interlocuteurs avec lesquels nous collaborons ont des demandes variées en fonction de leurs besoins, qui vont de la simple demande de données et de mesures de débit d’un cours d’eau – qui peuvent par exemple être utiles en vue de la renaturation d’une plaine alluviale – jusqu’à des demandes plus ciblées ou exploratoires. Par exemple, afin de mieux estimer les quantités de pluie tombées – une variable clé encore difficile à appréhender notamment lors d’événements particulièrement intenses et très localisés – nous avons exploré avec l’Administration de la gestion de l’eau le potentiel des technologies IoT (Internet of Things) pour mieux adapter les réseaux de mesure pluviométriques aux défis posés par les phénomènes de pluies intenses pouvant occasionner localement des crues subites au potentiel dévastateur considérable. Sur un autre registre, nous collaborons depuis plus de 15 ans avec la Ville de Luxembourg sur la surveillance quantitative et qualitative des sources du grès de Luxembourg – une ressource fournissant pas loin de 50% de la production en eau potable. L’exploitation des archives hydro-météorologiques du pays, en combinaison avec la modélisation de scénarios d’évolution future du climat, fournit des données précieuses en vue de la mise en place d’outils d’aide à la décision à différents acteurs impliqués dans la gestion des ressources en eau, de la production agricole, ou encore de la biodiversité. 

Vos travaux permettront-ils de prévoir des événements soudains comme ceux de l’été dernier (tempêtes, inondations…) et leurs évolutions ?

Grâce à l’exploitation d’archives historiques couvrant près de 150 années d’observations météorologiques et hydrologiques réalisées au Luxembourg, nous avons pu identifier – outre une variabilité naturelle quelque fois considérable – une tendance nette vers l’augmentation de la température de l’air, qui ne va pas de pair avec une augmentation sensible des apports pluviométriques. Par contre, une redistribution de ces derniers semble se dessiner depuis quelques décennies, avec l’occurrence répétée de périodes sèches alternant avec des périodes particulièrement arrosées. Cette tendance se ferait donc au détriment d’une répartition auparavant plus homogène des apports pluviométriques. En hydrologie, un changement de paradigme s’est ainsi opéré – considérant aujourd’hui les systèmes environnementaux comme non-stationnaires, c’est-à-dire enclins à subir des événements plus extrêmes plus fréquemment (sècheresses, inondations). Cette nouvelle exige des efforts de recherche et développement considérables sur de nouveaux outils de surveillance et de prévision – capables de fonctionner à des échelles spatiales et temporelles de plus en plus fines, opérant à un niveau de précision inatteignable par les outils existants.

Y-a-t-il des leviers sur lesquels on pourrait agir ?

Évidemment, il y en a beaucoup ! Mais la piste sur laquelle il y a le plus de potentiel mobilisable est la sensibilisation du grand public et particulièrement des plus jeunes. C’est l’Humanité toute entière qui détient le levier pour agir contre le changement climatique – notamment en reconsidérant les modèles de consommation et d’exploitation des ressources naturelles. En fin de compte, la gestion des ressources et leur exploitation plus durable restent les principaux moyens de `combattre` le changement climatique et cela se jouera sur des dizaines d’années, avec des effets positifs qui ne pourront véritablement être ressentis que par les générations futures en raison de la très grande inertie des systèmes environnementaux.

Développement économique du pays et défis liés au changement climatique sont-ils compatibles ?

C’est aussi l’objet et l’enjeu de nos travaux : maintenir le développement économique tout en gérant et en exploitant au mieux les ressources naturelles sans les détruire. Tout ceci n’est possible qu’en ayant une compréhension détaillée du fonctionnement des systèmes environnementaux. Ces connaissances et ce savoir-faire ne peuvent être développés qu’avec des programmes d’observation environnementaux de très longue haleine. Ces derniers sont en effet indispensables pour observer en détail la genèse d’événements exceptionnels – événements qui sont par définition très rares et difficiles à étudier. Ces observations fourniront en fin de compte les éléments indispensables au développement des outils requis pour anticiper par exemple la réponse des hydrosystèmes aux conditions climatiques du futur. Autre exemple, les mesures de protection des ressources en eau souterraines, qui dans certains cas mettront des années, voire des décennies, à produire des effets positifs – raison pour laquelle des outils de simulation précis et efficaces sont un préalable à toute définition et mise en place de mesures de gestion et de protection de ces ressources.

Selon vous quels sont les grands défis qui se poseront à l’avenir ?

Les défis pour l’avenir sont nombreux, nous avons beaucoup de travaux en cours pour essayer d’y répondre et nous sommes pionniers dans pas mal de domaines de recherche.

A ce jour, les séries d’observations météorologiques et hydrologiques couvrent au mieux 150 ans, ce qui est certes très long à l’échelle d’une vie humaine, mais en fin de compte pas grand-chose à l’échelle du climat. Il est donc important d’explorer de nouvelles pistes pour améliorer nos connaissances sur le fonctionnement des hydrosystèmes et leur sensibilité aux fluctuations du climat dans le passé. Dans ce contexte, nous collaborons avec l’Université de Mayence et la station d’élevage de moules perlières du Moulin de Kalborn, afin d’améliorer nos connaissances au sujet du fonctionnement des rivières à l’ère pré-industrielle, lorsqu’aucune mesure hydro-météorologique n’avait encore été réalisée dans notre pays. Ce défi repose sur l’exploitation d’une faculté peu connue des moules perlières, autrefois très répandues et aujourd’hui menacées d’extinction. Au travers de leur faculté naturelle à filtrer l’eau, ces mollusques enregistrent en effet dans leur coquille les conditions du milieu naturel dans lequel ils évoluent. Ainsi, au fil du temps ils deviennent de véritables archives de la température de l’eau, de la qualité de l’eau, ou encore du débit de la rivière au fil des décennies, voire des siècles – tout ceci en raison de leur longévité exceptionnelle qui peut dépasser 100 ans. L’exploitation de ces archives via l’utilisation de technologies de pointe issues de l’analyse des matériaux, permet ainsi de reconstituer l’historique de l’influence de l’industrialisation, de l’urbanisation, ou encore de l’évolution des pratiques agricoles et forestières sur les milieux aquatiques.

Un autre exemple de défi technologique que nous avons récemment pris à bras-le-corps concerne l'exohydrologie (étude des processus hydrologiques sur d'autres planètes que la Terre, ndlr). Au cours des deux dernières années, nous avons ainsi entamé – avec le soutien de l’Agence spatiale du Luxembourg et du Fonds National de la Recherche – des collaborations avec les agences spatiales européenne et américaine, avec l’objectif commun de mieux comprendre le cycle de l’eau sur la lune. Un défi pour lequel notre expertise et nos plateformes en transformation et caractérisation avancée des matériaux du LIST, ainsi que nos connaissances en hydrologie, s’avèrent particulièrement complémentaires et utiles. Cela nous permettra dans un futur plus ou moins proche de comprendre comment se comportent les molécules d’eau dans un milieu très extrême et de poser ainsi les fondements pour une exploitation future de ces ressources, notamment dans le cadre de futures missions habitées vers la lune.

Corinne Briault

 

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