Une hécatombe silencieuse

Ce sont des êtres minuscules qui pèsent des tonnes. La disparition des insectes menace toute la chaîne alimentaire. Au Luxembourg, on commence seulement à étudier ce déclin. Et, surtout, à agir.

Source : Le Quotidien
Date de publication : 03/02/2018

Ce ne sont que des chiffres. Ils ne seront jamais aussi parlants qu'un apiculteur qui découvre, impuissant, l'hécatombe dans ses ruches. Ou qu'un entomologiste qui cherche dans ses filets une espèce de papillon désormais éteinte. Mais ces chiffres donnent malgré tout froid dans le dos : au cours des 30 dernières années, près de 80 % des insectes auraient disparu en Europe.


Cette étude, publiée par la revue PLOS One, analyse ce déclin à travers des captures d'insectes réalisées depuis 1989 en Allemagne. Ces chiffres ne devraient donc concerner que nos voisins. Mais, comme le font remarquer Gérard Anzia et Henri Kox, «il est fort probable que d'autres pays européens voisins de l'Allemagne ou ayant des systèmes agricoles similaires connaissent les mêmes problèmes».


«Le déclin des abeilles domestiques n'est que la part émergée d'un problème bien plus vaste», s'inquiètent ces députés déi gréng dans une récente question parlementaire.


Si ces chiffres se vérifient ailleurs, notamment au Luxembourg, «nous nous trouverions face à une catastrophe écologique d'ampleur, car cet effondrement des populations d'insectes aura un impact énorme sur l'ensemble des écosystèmes».


Le Luxembourg s'y met tardivement


Nous avons contacté Xavier Mestdagh, chercheur en agronomie au LIST (Luxembourg Institute of Science and Technology), qui voit une autre explication au retentissement de l'étude allemande : « Si elle a fait autant de bruit, c'est à cause de sa méthodologie. On sait depuis longtemps qu'il y a un déclin de la biodiversité, mais ce déclin était jusque-là exprimé en termes de diversité, donc d'espèces qui disparaissaient.» Avec cette étude, «on s'intéresse cette fois-ci à la quantité, au poids d'insectes qui disparaissent, donc à leur abondance, ce qu'on appelle aussi la biomasse. Or l'étude de l'abondance est plus difficile à mener que celle de la diversité. »


C'est bien là le problème. Beaucoup de pays , dont le Luxembourg, n'ont pas mené d'études aussi poussées qu'en Allemagne, explique dans sa réponse parlementaire le secrétaire d'État au Développement durable : «À ce jour aucune étude long terme n'a été menée sur le développement des populations d'insectes au Luxembourg», constate Camille Gira.


La seule étude éclairante est le monitoring des papillons de jour qui est réalisé par le LIST et financé par le gouvernement. Mais ce monitoring remonte seulement à 2010.


Menace grave sur la chaîne alimentaire


«Néanmoins les scientifiques constatent des tendances vers une réduction de la diversité et de l'abondance, tant des espèces communes que des espèces spécialisées. Il est dès lors à craindre que les pertes massives d'insectes constatées en Allemagne reflètent également la situation réelle sur le terrain luxembourgeois, comme le suggèrent aussi les observations faites par les entomologistes expérimentés depuis plusieurs années déjà».


Camille Gira pointe aussi un fait inquiétant : l'étude allemande a été effectuée dans des petites réserves naturelles encerclées par des zones agricoles. Donc si la situation est déjà dramatique à l'intérieur de zones protégées, «elle est probablement pire en dehors de celles-ci»!


Voilà pourquoi, au Luxembourg, les réserves naturelles ne suffiront pas pour améliorer la biodiversité, et «qu'il faudra surtout améliorer l'état de nos zones Natura 2000 qui sont d'étendues plus vastes».


Car il ne s'agit pas seulement de sauver ces insectes, mais aussi des millions d'autres êtres vivants! Il rappelle que les insectes se situent à la base de la chaîne alimentaire, et que de nombreux prédateurs en dépendent (oiseaux, chauves-souris etc.)»... et un maillon oublie souvent qu'il en fait partie : nous!


Aux actes !

Est-ce que le Luxembourg se donne suffisamment les moyens d'analyser la situation pour mieux enrayer ce déclin?  
 

 
Pour Camille Gira, le gouvernement «a reconnu la nécessité du monitoring environnemental» et «s'est donné davantage de moyens financiers» pour combler les lacunes en la matière, à travers notamment son deuxième plan national concernant la protection de la nature 2017-2021. 
 

 
Dans les prochains mois, «il importera de lancer l'élaboration du plan d'action "Pollinisateurs" avec tous les acteurs concernés, y compris le secteur agricole.»  
 

 
À moyen et à long terme, «il faut tirer les bonnes conclusions de ces études et accepter que ce n'est qu'en réformant profondément la politique agricole qu'il sera possible d'inverser les tendances négatives observées notamment chez les insectes». 
 

 
Abandonner les pesticides 
 

 
«À cette fin il faudra modifier bon nombre de pratiques agricoles et abandonner notamment l'épandage de pesticides qui ont un impact direct (insecticides) ou indirect (herbicides détruisant l'offre florale et les plantes hôtes) sur les populations d'insectes.» 
 

 
«Il faudra aussi inverser les tendances actuelles vers des monocultures de plus en plus répandues aussi bien en milieu champêtre que dans les herbages.»  
 

 
Bref, il s'agira de «recréer des paysages nettement plus accueillants pour les insectes» et la chaîne alimentaire qui en dépend!


«C'est dur de les protéger»

Désormais retraité, Josy Cungs se passionne depuis près de 40 ans pour les papillons. 
 

 
En particulier ceux que l'on trouve dans les bassins miniers dans le sud du pays. « On dit toujours qu'on n'a pas de données sur les insectes, ce n'est pas vrai. J'ai déjà fait des études il y a quelques décennies sur les papillons dans ce bassin minier. Et déjà il y a 30 ans, j'avais remarqué que la population de papillons de nuit diminuait! », avertit-il. « C'est très grave. Car les papillons sont importants pour la pollinisation des fleurs, et comme nourriture pour les autres espèces, les oiseaux, les reptiles… » 
 

 
Hélas, « c'est dur de protéger ces insectes. Car il y a beaucoup de problèmes : la circulation, la pollution nocturne...» et les biocides! « On utilise beaucoup trop d'insecticides et pesticides, par facilité, notamment dans les jardins privés. Les gens ne sont pas assez informés, et je crois que beaucoup s'en fichent, dès qu'ils voient le moindre champignon ou mauvaise herbe, ils pulvérisent. Pour moi, c'est un grand problème, très urgent, car les particuliers peuvent faire beaucoup pour l'environnement. »


«Plus critique au Luxembourg»

Pourquoi s'inquiéter de la disparition des insectes? Xavier Mestdagh, chercheur en agronomie au LIST, nous en fournit la raison avec les papillons. « Ces insectes jouent un rôle fondamental, car en amont ils mangent des plantes et leur pollen, et en aval ils sont mangés par des prédateurs comme les oiseaux, les araignées, les libellules... »  
 

 
Le papillon est par ailleurs un pollinisateur, et certaines plantes en dépendent directement. « On a par exemple le nacré de la bistorte, un papillon lié à la renouée bistorte, une fleur que l'on retrouve dans les fonds humides ardennais », dans le nord du pays.  
 

 
Ce papillon est menacé. « Les données statistiques manquent encore, mais tout indique que oui l'espèce est en déclin.» 
 

 
Depuis son lancement en 2010, Xavier Mestdagh participe à la surveillance des papillons de jour, principale étude sur les insectes menée par le Luxembourg. Pourquoi les papillons, d'ailleurs? « Car c'est un insecte emblématique, on a beaucoup de connaissances accumulées, car ils sont plus faciles et intéressants à observer que d'autres insectes comme les fourmis... » sourit-il.  
 

 
« L'étude des papillons est très intéressante, car ils sont très liés au climat, aux plantes, aux territoires, donc ce sont des «bio-indicateurs» , ajoute-t-il. 
 

 
Et les indications ne sont pas bonnes. « La situation est encore plus critique au Luxembourg qu'ailleurs. » Une explication est que l'étude allemande sur les insectes se penche notamment sur 17 espèces de papillons communs en Europe. Or si l'étude allemande se déroule dans des zones naturelles, le Luxembourg fait un état des lieux plus large et couvre différents habitats. « On va aussi bien dans des zones pauvres en papillons que dans des espaces protégés.» 
 

 
En attendant une étude plus approfondie, le monitoring montre déjà que des espèces généralistes de papillons (à la différence d'espèces spécialisées comme le nacré de la bistorte) sont malheureusement déjà suspectées d'un grave déclin.


ROMAIN VAN DYCK 

 

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