"C'est en s'aidant mutuellement que l'on réussira la transition énergétique"

Avec Claude Turmes, la politique semble claire comme l'eau de roche. Il est avant tout question d'agir en toute lucidité, de favoriser le lien humain et d'être fidèle à ses convictions. 

Source : Wunnen
Publication date : 04/30/2019

 

Dans son portefeuille ministériel, il s'est vu confier la politique de l'énergie et de l'aménagement du territoire, des sujets qui lui vont comme un gant, de par sa longue expérience en matière d'environnement. Mais pour Claude Turmes, tout travail constructif dans ce domaine ne peut se concevoir et se faire qu'en équipe, dans une coordination parfaite avec ses collègues du gouvernement responsables pour le logement, les transports et l'environnement. Entretien avec un homme qui prend le temps qu'il faut pour convaincre. 

Wunnen : Comment gérer notre territoire, notre sol, intelligemment, dans le respect du développement durable, tout en soutenant l'accroissement démographique et économique ? 

Claude Turmes : Nous bénéficions en effet d'une grande dynamique économique, avec une moyenne de 10.000 à 15.000 nouveaux habitants par an. Ce qui veut dire que, dans les dix ans à venir, il nous faudra planifier et organiser les infrastructures de façon à accueillir quelque 100.000 personnes. J'ai la chance d'avoir hérité de mon prédécesseur François Bausch des instruments utiles, les quatre plans sectoriels qui permettront de définir des zones stratégiques pour les activités économiques, le logement, le transport et les paysages. Quelques beaux projets sont en cours de développement - « Neischmelz » à Dudelange, « Wunne mat der Wooltz » à Wiltz ou encore Esch-Schifflange : ce sont des reconversions de friches industrielles qui permettent de ne pas consommer de nouveaux sols. D'un autre côté, nous voulons aller vers un éco-urbanisme de qualité, basé sur la convivialité, la mixité, sans énergies fossiles, avec un minimum de gaspillage d'eau et une mobilité agréable, réduisant les automobiles et privilégiant les piétons, les cyclistes, les places de jeux et de rencontres. Dans cette perspective, il nous faut collaborer pleinement avec François Bausch, qui gère la mobilité et les travaux publics, avec Sam Tanson, qui est chargée du logement, et avec Carole Dieschbourg, responsable pour l'environnement et la biodiversité. Nous avons la chance d'être logés ensemble dans cette tour au Kirchberg, ce qui nous permet de mener une politique transversale, coordonnée et cohérente en faveur d'un meilleur bien-être des citoyens. 

Certains questionnent de plus en plus le modèle urbain hérité de l'ère industrielle, centré autour de la consommation de masse. Même si on n'a pas de mégapole au Grand-Duché, la capitale et le sud sont de plus en plus étouffés par la concentration des activités et la congestion des infrastructures. Un autre modèle de ville est-il possible ? 

Le rôle d'un gouvernement est d'établir un cadre réglementaire pour le bon fonctionnement de la société - par exemple des normes d'efficience énergétique concernant les nouvelles constructions, la rénovation de bâtiments ou des voitures moins polluantes et moins énergivores. Notre mission est de rendre le comportement écologique compréhensible et accessible à tous. Nous ne pouvons pas imposer, décréter, des modes de vie, ce sont des idées qui doivent mûrir au sein de la société. Nous pouvons toutefois accompagner certaines attentes citoyennes, par exemple en faisant des conventions avec des ONG environnementales. Nous soutenons des entités qui agissent comme des catalyseurs de certaines prises de conscience collectives. Il faut certes une approche « top-down » au niveau de l'organisation du pays: où construire, comment construire, que peut-on faire pour gaspiller moins d'eau, comment organiser la mobilité ... ? Parallèlement, il faut rester à l'écoute des citoyens au fur et à mesure qu'ils s'approprient de nouveaux modes de vie. 

Densifier le bâti est l'une des pistes pour augmenter l'offre de logements sans surconsommer le territoire. Comment cette densification peut-elle se conjuguer avec la création d'emplois et de services locaux et l'optimisation des infrastructures ? 

En matière de décentralisation, de grands progrès ont été faits ces dernières années, notamment dans le sud du pays, avec l'implantation de l'université à Esch-Belval ou encore la création du 1535°Creative Hub à Differdange - qui aurait pu penser, il y a dix ans, qu'une telle structure était possible, générant quelques centaines d'emplois autour de principes nouveaux tels que l'upcycling ! Cela dit, il est indéniable que Luxembourg-Ville va rester un pôle d'attraction, et il faut l'aider à créer plus de logements, ce qu'est en train de faire par exemple le Fonds du Kirchberg au moyen de plusieurs projets d'envergure. 

L'autre priorité, c'est la Nordstad, qui constitue la troisième agglomération du pays. Comme il est difficile d'attirer des banques ou des chercheurs dans cette région, l'objectif est plutôt d'essayer de créer une offre locale et régionale d'emplois orientée sur les spécificités de la région : tourisme, services publics - en y amenant de l'emploi étatique. Nous pensons qu'il sera possible d'attirer à terme d'autres types d'activités.

D'autre part, nous souhaitons favoriser la création de nouveaux espaces de coworking, ce qui est en train de se réaliser à Esch Belval, mais que nous souhaitons développer également le long des principaux axes de transport. En offrant aux salariés frontaliers des structures de coworking attrayantes aux abords de frontière, ils pourront éviter de longs trajets fastidieux jusqu'à la capitale, et les infrastructures de transport s'en trouveront allégées. Cette piste va de pair avec l'évolution du télétravail. Je voudrais citer l'exemple du Danemark qui, à mon sens, illustre une direction possible en termes d'aménagement territorial. Copenhague est une ville qui a une grande vitalité économique, et en même temps les responsables ont su préserver des endroits de loisirs et de repos dans la ville même. Dans l'organisation territoriale, il nous faut réduire, non seulement la distance entre habiter et travailler, mais aussi entre habiter et les loisirs et la culture. De façon à ce que les gens puissent vivre, travailler et s'amuser sans avoir besoin de faire de longs trajets en voiture ou dans les transports. 

Dans tout ce développement, ce qui m'importe le plus, c'est que le Luxembourg ne perde pas son âme. Notre âme, c'est de bénéficier d'un environnement avec une très haute qualité de vie, parce que nous sommes bercés par la nature. C'est pourquoi, il ne faut pas faire n'importe quoi en termes d'architecture, d'urbanisme et de gestion des ressources naturelles. Je me bats, par exemple, pour préserver et/ou créer des zones calmes, protégées du bruit. La pollution sonore constitue à mon sens l'une des nuisances les plus sous-estimées actuellement. Ces poches de nature préservée sont particulièrement importantes dans le sud du pays qui se caractérise par une forte densité de la population. 

Transition écologique : quels efforts pour favoriser le développement des énergies renouvelables et faire en sorte que les citoyens adhèrent de plein gré aux mesures mises en œuvre? 

La meilleure énergie, c'est celle qui n'est pas consommée. C'est pourquoi, la première de mes priorités, même avant les énergies renouvelables, porte sur l'efficacité énergétique : il faut construire des maisons qui consomment peu, améliorer les processus industriels, passer à la voiture électrique dont l'efficience de 80% est largement supérieure à celle d'un moteur diesel (20%). 

En ce qui concerne les énergies renouvelables, nous avons raisonnablement bien avancé ces dernières années au niveau des éoliennes, et nous allons en poursuivre le déploiement. 

Quant à l'énergie solaire, à côté des projets de grande envergure sur des halls industriels, des bâtiments publics ... , il existe aujourd'hui des technologies qui peuvent imiter parfaitement les tuiles de maison, et nous réfléchissons donc à la façon d'intégrer le photovoltaïque dans les nouveaux bâtiments avec un meilleur rendu esthétique. 

Face à l'urgence du changement climatique, chaque panneau solaire est, non seulement une affirmation politique, mais aussi une action concrète pour nous désengager des énergies fossiles et du nucléaire. 

Un autre volet qui me tient à cœur est de promouvoir les investissements collectifs dans l'énergie solaire sous la forme de coopératives. Nous allons lancer une campagne pour encourager les citoyens et les communes à s'engager davantage dans cette voie. Outre les avantages en termes d'écologie et de rentabilité - les projets photovoltaïques collectifs bénéficieront d'une rémunération du kWh supérieure aux projets individuels -, il me semble également important que ces projets soient empreints de lien social et de bon voisinage. 

Les questions liées à la santé et au bien-être sont un autre aspect essentiel de la construction durable. Toutes les études montrent que, dans un bureau, la bonne qualité de l'air et un aménagement visant le confort des occupants rendent ceux-ci plus heureux et plus productifs. 

En résumé, les trois principes de base pour les bâtiments à venir sont : construire sans détruire la nature ; construire tout en créant de la convivialité ; construire en pensant au bien-être et à la santé des occupants. 

Vous avez dit lors d'un récent colloque à la Chambre des métiers que « dans le futur, il ne faudra plus parler de démolir un bâtiment, mais bien de le déconstruire ». Comment encourager l'innovation dans le secteur de la construction, et accélérer l'adoption par les professionnels de technologies « vertes » et d'approches basées sur l'économie circulaire ? 

Le secteur de la construction génère un volume considérable de déchets de chantier et de démolition. Il est très important de changer de méthode, surtout dans les nouvelles constructions, pour aller vers la « deconstruction by design» : le bâtiment est conçu en amont pour être déconstructible, c'est-à-dire pour permettre de réutiliser les matériaux qui le composent, verre, acier, bois, béton... L'un des problèmes, c'est que, dans les constructions actuelles, on a recours à beaucoup de colle pour fixer les éléments entre eux. Il faut adopter des assemblages sans colle, avec des fixations mécaniques. Le secteur de la construction doit évoluer, bien sûr, mais si l'on veut que la transition soit réussie, elle doit se faire avec les acteurs concernés. J'essaye donc de cultiver un dialogue respectueux et enrichissant avec le monde des artisans, celui des architectes et ingénieurs ou encore le secteur de l'immobilier. En tant qu'homme politique, il faut que j'expose le plus clairement possible pourquoi nous devons aller vers la construction durable - au niveau nature, au niveau énergie, au niveau eau, au niveau santé, au niveau matériaux. Le message à faire passer est que nous comprenons les contraintes de chaque secteur et que c'est en nous aidant mutuellement que nous réussirons la transition. 

Est-ce que le principe de la deconstruction by design est déjà appliqué dans les ouvrages publics ? 

Il ne suffit pas de faire un seul objet pilote, il faut viser le volume, dépasser le projet individuel pour aller vers une systématisation. Les grands éco-quartiers qui sont en gestation - Wiltz, Dudelange, Esch-Schifflange - sont imprégnés de cette vision. 

Mais il n'y pas que le hardware qui compte, le type de constructions, les matériaux, etc., il faut aussi penser au software, c'est-à-dire à une participation accrue des citoyens qui vivent autour de ces éco-quartiers, ou qui envisagent d'y habiter. Ainsi, sur le site Esch-Schifflange, fin mars, un « atelier de conception urbaine » donnera lieu à des échanges entre la population et des architectes urbanistes, en vue de l'établissement du plan de développement. C'est là un moyen d'inviter le voisinage à s'approprier le nouveau site, à ne pas subir passivement l'implantation d'un nouveau quartier. Ce processus est un exemple, non seulement d'écologie mais aussi de démocratie. 

Dans l'accord de coalition, volet « énergie », il est fait mention de la mise en place d'une plateforme nationale de matériaux ... 

Nous allons revoir les banques de données pour intégrer les aspects santé et déconstruction. Développée d'abord pour les bâtiments publics, le Fonds du logement, la SNHBM, 

les communes, cette banque des matériaux sera mise à disposition des acteurs privés du secteur de la construction. 

Readymader est une plateforme web française qui se spécialise dans la récupération et la mise à disposition de matériaux de construction de seconde main. Une plateforme de ce type serait-elle envisageable au Luxembourg ? 

Je trouve l'initiative excellente, certainement applicable au Luxembourg. D'ailleurs, certaines entreprises luxembourgeoises se sont déjà engagées dans cette voie. Ainsi, Polygone est en train de développer un projet basé sur l'upcycling, en collaboration avec le List (Luxembourg Institute of Science and Technology). 

L'économie luxembourgeoise continue sur sa croissance dynamique, ce que beaucoup considèrent une excellente chose, mais ne pensez-vous pas que le moment est venu de prendre du recul et réfléchir à des pistes nouvelles pour l'avenir? 

Deux aspects sont à prendre en compte. Primo, il nous faut encadrer le mieux possible l'évolution actuelle, en développant des éco-quartiers, en organisant les transports et les équipements publics, ça c'est la réalité des dix années à venir. Secundo, il faut engager un grand forum pour interroger le développement du pays à l'horizon 2050. Ceci en élargissant le regard, car nous devons reconnaître que le développement harmonieux du Luxembourg devra se faire en syntonie avec la Grande Région (GR). En ma qualité de ministre de l'Aménagement du territoire, je suis d'ailleurs engagé dans un dialogue avec les collègues de la région wallonne, de Rhénanie-Palatinat, de la Sarre et du Grand Est, afin d'établir une stratégie de développement territorial. Depuis 15 ans, le Luxembourg puise sa main d'œuvre dans les régions limitrophes, mais la source est en train de se tarir. 

Il faut donc se poser la question : est-ce que le Luxembourg et la GR peuvent attirer d'autres talents sur leur territoire ? Une des pistes tourne autour des universités de la GR, y compris l'Université du Luxembourg, qui attirent des étudiants du monde entier. Il est important de travailler ensemble à créer une vision positive du territoire de la GR, afin d'inciter ces personnes, avec leurs talents et compétences, à s'établir dans notre région une fois leurs études achevées. 

 

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